Histoire de la protection de la nature et de l’environnement
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L’appréhension juridique de la nature ordinaire

Il y a un an, Aline Treillard soutenait sa thèse de droit public consacrée à « L’appréhension juridique de la nature ordinaire » encadrée par le professeur Jessica Makowiak. Le texte ci-après recoupe pour une large partie sa présentation orale lors de sa soutenance.

Le droit de la protection de la nature, l’une des branches phares du droit de l’environnement avec le droit des pollutions comprend plus spécifiquement le droit des espèces et le droit des espaces protégés. Un tel champ d’application, en apparence complet, ne permet pourtant pas de prendre en compte les espèces dont l’état de conservation n’est pas préoccupant et ne s’intéresse que très peu aux espaces du quotidien. À l’inverse, tout le droit de la protection de la nature est orienté en direction du beau, de l’extraordinaire, du remarquable, du vulnérable laissant ainsi de côté « tout le reste », qui est pourtant au cœur de nos vies et de nos relations avec la nature.

À partir de là, il faut admettre que si les chercheurs et les législateurs du siècle passé ont eu raison de défendre l’idée selon laquelle le droit doit protéger ce qui est extraordinaire et menacé, dans un même temps, ils se sont privés de tout un pan entier de ce qui constitue la réalité et la beauté du monde naturel. Pourtant, de nombreuses autres disciplines de sciences dures comme de sciences humaines et sociales portaient déjà un discours sur la nature ordinaire. Qu’ils s’agissent de la philosophie, de la sociologie ou de la géographie, toutes ces disciplines avaient déjà appréhendé ce concept. En miroir, certains chercheurs issus de la biologie de la conservation avaient eux-aussi commencé à s’intéresser aux éléments les plus banals de la nature en portant un coup au paradigme central de leur discipline : la rareté. De cette manière, un constat terrifiant peut être dressé : il existe un décalage abyssal entre l’état du droit et l’état de la planète. Des études continuellement renseignées permettent d’en prendre tristement la mesure.

1) À l’échelle mondiale pour commencer, le dernier rapport de l’IPBES paru en mai 2019 indique que 75% du milieu terrestre serait sévèrement altéré par les activités humaines et 40% du milieu marin serait tout autant dégradé. 87% des zones humides aurait disparu de la surface du globe, 40% des amphibiens seraient menacés, et l’abondance moyenne des espèces locales aurait diminué de 20%.

2) À l’échelle nationale, l’édition 2019 des Chiffres clés de la biodiversité éditée par le Commissariat général au développement durable indique entre autres que 22% des oiseaux communs spécialistes auraient disparu de métropole entre 1969 et 2017. Parmi eux, les espèces des habitats forestiers subiraient une baisse d’effectif de 3%. Les espèces inféodées aux milieux bâtis auraient quant à elles diminué de 30% et les espèces inféodées aux milieux agricoles auraient diminué de 33%. À l’inverse, les espèces généralistes auraient augmenté de 19%. Cet état des lieux indique que la richesse spécifique de la nature est en train de disparaitre et que le printemps 2020 s’annonce encore plus silencieux que celui de 2019, et ceux à venir risquent d’être tristement muets. Parmi tous les indicateurs, on apprend également qu’au 1er janvier 2019, 69% du territoire français n’était pas couvert par un document d’aménagement prenant en compte les enjeux de biodiversité.

À eux seuls, ces chiffres sont particulièrement inquiétants. Ils le sont d’autant plus lorsque l’on sait que seules 56% des surfaces identifiées pour leur nature remarquable font l’objet de mesures de conservation en France métropolitaine. On notera également qu’entre 1990 et 2012, 36 749 ha de milieux naturels ont été perdu dans les espaces de nature remarquable (cela représente 360 km²), que seules 5% des espèces menacées sont concernées par un plan national d’action et que seuls 22% des habitats d’intérêt communautaire localisés sur le territoire français sont en état de conservation favorable. Alors que ces espaces concentrent la plupart des moyens juridiques, financiers et humains, leur état de conservation est très inquiétant. De ce panorama, on peut retenir la chose suivante : bien qu’indispensable, la mobilisation d’outils de protection des espèces menacés et des espaces naturels remarquables constitue une réponse juridique insuffisante face à l’état de la nature.

Cet état des lieux conduit à se demander si le droit de l’environnement peut constituer une matrice susceptible d’instituer le concept de nature ordinaire dans l’univers du droit ? Autrement dit, peut-il déployer des moyens juridiques à destination des espèces qui ne sont pas encore menacées et en faveur des écosystèmes encore fonctionnels qui, en raison de l’artificialisation des sols ou de leur mauvaise exploitation, des changements climatiques et de la pollution subissent chaque jour des pressions un peu plus fortes ?

Quand bien même les quelques chiffres délivrés précédemment laissent supposer que le droit de l’environnement accuse un net retard dans l’appréhension juridique de la nature ordinaire, on peut supposer aux termes d’une brève analyse historique qu’il constituait le cadre juridique le plus adapté pour rendre juridiquement visible cette nature longtemps ignorée. Il suffit pour cela de penser à la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature par l’intermédiaire de laquelle le législateur français a déclaré à l’article 1er que « la protection des espaces naturels et des paysages, la préservation des espèces animales et végétales, le maintien des équilibres biologiques auxquels ils participent et la protection des ressources naturelles contre toutes les causes de dégradation qui les menacent sont d’intérêt général ». On peut également compter sur la loi du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l’environnement dans laquelle le législateur a reconnu que ce dernier faisait partie du patrimoine commun de la nation. Dans le même ordre d’idée, la lecture de la Convention européenne du paysage est déterminante. Adoptée à Florence au tout début du XXIème siècle, c’est le premier instrument juridique qui a explicitement consacré la notion d’ordinaire en droit et qui en parallèle, reconnaissait les défaillances d’un système juridique uniquement concentré sur l’extraordinaire. On peut également citer la théorie du « joyau et de l’écrin » développée par le Conseil d’État. À plusieurs reprises, la haute instance en matière administrative a en effet admis que la protection d’un site naturel ne pouvait se limiter aux seuls terrains dont les caractéristiques justifiaient le classement mais devait également s’étendre à ses abords dans la mesure où les parcelles alentours contribuent à la sauvegarde des parcelles classées.

De manière beaucoup plus globale, cette dialectique de l’essentiel et de l’accessoire, requalifiée par le Pr. E. Naim-Gesbert comme étant celle « du cœur et de l’écorce », est tout indiquée pour entrer dans le sujet de recherche. En confrontant cette méthodologie à l’organisation du droit de la nature, on prend vite conscience que le cœur du droit de la nature peut être assimilé à la nature remarquable tandis que la nature ordinaire constituerait « simplement » son écorce. Le postulat de recherche de cette thèse est de penser le renversement de cette qualification dans l’univers du droit. Dans cette logique, l’autrice a pris acte du fait que si le droit de la nature est un arbre au cœur duquel se situe la nature ordinaire, il n’est pas un arbre isolé mais au contraire, il interagit au milieu d’un univers lui-même arborescent. En effet, si l’appréhension juridique de la nature ordinaire est certes conditionnée par des évolutions majeures du droit de l’environnement, elle est plus généralement commandée par des profondes transformations dans l’ensemble des branches du droit chargées d’encadrer les activités humaines.

Après avoir dressé l’état de l’art en droit de l’environnement au prisme du concept de nature ordinaire, et après avoir proposé des améliorations structurelles et processuelles pour favoriser la rencontre juridique entre l’humanité et la non-humanité, il est présenté ce que pourrait être un futur régime juridique dédié à la conservation de la nature ordinaire. Pour cela, le recours à la dialectique de l’intérieur et de l’extérieur a une fois de plus été mobilisé notamment dans le but de proposer d’autres lignes de tensions entre les entités du droit afin d’envisager de lier autrement ce que nous appelons nature et culture. C’est à cette occasion qu’une idée phare se distingue : être en relation n’a pas la même signification qu’être en lien, y compris sur le plan juridique. Sur cette base théorique, il a été possible de traduire opérationnellement ce qui pourrait, en Occident, ressembler à un droit de l’environnement écocentré. En ce sens, il est proposé de renverser le principe directeur du droit de la nature par l’intermédiaire d’un ensemble de logiques et d’instruments juridiques chargés d’assurer à la nature, toute la nature, un statut de protection générale. Privé de ce statut, le droit de l’environnement continuera d’être en décalage permanent avec la science de l’écologie qui, selon les dernières estimations, découvre 2 nouvelles espèces par jour. Il ne sera pas non plus capable de proposer des moyens de lutte efficaces contre la 6ème extinction de masse de la diversité biologique.

L’intérêt de ce travail est donc double. D’une part, en dépassant à sa manière l’opposition générale objet/sujet de droit qui cristallise trop souvent les débats sur le statut de la nature, il cherche à apporter quelque chose de neuf. D’autre part, il fait écho aux expériences des gestionnaires de la nature dont le cadre d’action est limité.
Pour conclure, on notera les liens spécifiques que ce sujet de recherche entretient avec les trois principaux symboles de la justice à savoir la balance, le glaive et le bandeau. Puisque le sujet a pour vocation de rééquilibrer les rapports de force entre la nature et la culture, il mobilise avec évidence le symbole de la balance. Il cherche en effet à valoriser d’un côté les acquis de la philosophie humaniste pourtant profondément anthropocentriques, individuels et libéraux, et d’un autre côté à inscrire dans le contrat social les processus d’intersubjectivités entre l’Homme et la nature qui ont pu être progressivement découverts.

Ces travaux convoquent également le symbole du glaive qui représente la force du droit. Un thème qui aura occupé une place considérable au point de remettre en question les théories positives des sources du droit et de la validité du droit. Enfin, l’objet d’étude entretient un lien très étroit avec le symbole du bandeau. Fine couche de lin recouvrant les yeux de la déesse Thémis, le bandeau est une représentation de l’impartialité. Il sous-tend l’idée que la cécité est la meilleure façon de rendre la justice. Or, cette cécité constitue un des principaux maux du droit de l’environnement. C’est parce que jusque-là nous n’avons pas vu que toutes les espèces étaient en réalité menacées et que tous les écosystèmes étaient soumis aux pressions des activités humaines que notre ordre juridique est aujourd’hui en décalage avec l’état de la planète. Doit-on se sentir coupable ? Ce n’est certainement pas le sens de cette thèse. Nous ne sommes pas toujours capables de saisir visuellement la dégradation de la nature ordinaire : nous n’avons pas connaissance du nombre d’oiseaux que l’on rencontre chaque jour, du nombre de hérissons qui traversent les parcs et jardins la nuit, du nombre de renards dans la forêt avoisinante…. Qui connaît le nombre de vers de terre qui vit dans son jardin ? Dans les fossés, le long des routes qu’il emprunte ? Qui compte chaque année le nombre d’insectes qui pollinisent les arbres fruitiers et les fleurs ?

Le sens des propos est bien ailleurs. Précisément, il interroge l’allégorie du bandeau à la lumière du droit de l’environnement. Sa dimension anthropocentrique le rendant totalement opaque aux considérations extérieures, il est suggéré par l’intermédiaire de divers mécanismes que le droit de l’environnement retire temporairement ce bandeau afin qu’il puisse regarder pleinement les entités auxquelles il s’adresse en réalité. Une telle logique est inhérente au symbole du bandeau puisqu’il est communément admis que Thémis, la figure de la justice, retire le bandeau qui la prive de regarder pleinement les personnes auxquelles elle s’adresse afin de trancher selon le principe d’équité. Il demeure que cet acte de retrait requiert une volonté individuelle et collective puissante. Une question reste donc ouverte : avons-nous, individuellement et collectivement la volonté de regarder vers de nouveaux horizons ?

Aline Treillard, à Bourgoin Jallieu, le 19 février 2020.

Résumé. Le droit ne manque pas de principes et d’instruments pour régir les activités susceptibles d’avoir des incidences sur l’environnement. Pourtant, la migration du concept de nature ordinaire en droit n’est pas encore réalisée. L’intérêt pour les espèces communes et les espaces ne présentant pas de particularités scientifique, esthétique ou historique est surtout abordé par des disciplines voisines telles que la biologie de la conservation, la sociologie, la géographie ou bien encore la philosophie. En réaction à cette indifférence, la thèse propose d’éclairer l’appréhension juridique du concept de nature ordinaire, d’examiner les conditions de son institution et les processus qui en permettraient la consécration en tant que nouvel impératif de conservation. De cette manière, elle interroge profondément le degré de maturité du droit de l’environnement, l’appréhension juridique de la nature ordinaire mettant ce dernier à l’épreuve d’une structuration et d’une formulation plus écocentrées. La thèse aboutit à présenter des alternatives aux modalités profondément individualistes qui structurent l’architecture et le contenu de notre ordre juridique. À même de construire de nouvelles interdépendances socio-écosystémiques, l’appréhension juridique de la nature ordinaire réanime plus généralement des réflexions sur l’étude de l’organisation politique de l’État. L’enjeu de cette thèse est donc double. Elle vise à proposer des pistes de réforme du droit de l’environnement et elle ambitionne aussi d’établir durablement les impératifs environnementaux au cœur du contrat social.


Par Henri Jaffeux
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